Europe · 25 janvier 2023

Sur une vallée en or, Porto

L’aiguille des horloges, en retard d’une heure, rappelle l’alignement de Porto sur Greenwich.

Que les Anglais appellent la ville « Oporto« , les Portuans trouvent cela péjoratif. C’est pourtant plutôt flatteur, car O Porto (« Le Port »), c’est le port par excellence, comme on disait « La Ville » (Urbs) pour désigner Rome. Hors des îles Britanniques, y a-t-il plus anglais que Porto ?

Boules de pierre, colonnes ioniques, et partout le granit et les petits carreaux ; même cette façon de réchauffer le Moyen Âge à la sauce revival est anglaise ! Moins dans le style que dans l’esprit, qui triomphe dans la librairie Lello et son intérieur gothique…de 1906.

L’œuvre d’Eiffel entre deux rives

Il faut gagner la rive gauche pour jauger l’ampleur de l’anglomanie. Six ponts enjambent la Douro. Le plus fameux ? Dom Luis, une arche en dentelle de fer puddlé, œuvre des ateliers mais Eiffel, mais procédé gallois pour le rendre élastique. L’ouvrage relie les deux berges par un tablier au niveau des quais de Ribeira et un autre à la hauteur de la vieille cathédrale, qui se perd dans tous ses styles.

La rive gauche, c’est Vila Nova de Gaia, où 80 chats cèdent à la surenchère en matière de slogans : Croft, Graham, Cockburn, Harris… Les consonances du porto Cruz font exception dans cette débauche shakespearienne.

La visite des chais Sandeman dévoile les petits trucs du porto – de la greffe des sarments à l’art du débouchage, en coupant le goulot à la pince chaude-, mais elle révèle avant tout la raison d’être du porto: atteindre la côte anglaise sans fermenter dans les roulis du golfe de Gascogne. Ce fâcheux mal de mer se soigne en versant une bonne rasade d’eau-de-vie aux tonneaux. C’est ainsi que le porto – que l’œnologue appelle, poésie futuriste, « vin muté »- titre jusqu’à 20°.

Des vignes peignées dans le fil du relief

Tawny (« basané »), ruby (« rubis »), fine white (« beau blanc »), blend (« mélange » – de crus et d’années) ou vintage (« vendange », d’un même millésime) : si l’anglais a envahi le jargon du porto, c’est la faute au traité de Methuen de 1703, qui octroyait au Royaume-Uni un tiers de remise sur les droits de douane. Outre-Manche, on a flairé la bonne affaire, et c’est la raison pour laquelle les firmes d’export sont si nombreuses à Vila Nova.

De Porto, le fleubve grimpe 900 kilomètres jusqu’à sa source, près de Soria, dans cette Espagne qui le connait sous son alias de « Duero ». Si le Bas-Douro manque de soleil pour conférer aux grappes beaucoup de maturité, il se contente d’un vin sympathique, le vinbho verde, subtilement pétillant, que le Portugal boit frais aux repas du quotidien. À Peso da Régua débute le Haut-Douro. Dans ce bourg maintes fois inondé, se croisent ponts de fer et viaducs profilés.

Au milieu du XVIIIe siècle, la « portomania » pousse le moindre paysan à s’autoproclamer vigneron. Une cascade de tripatouillages vineux lasse la clientèle anglaise,mais le marquis de Plombal, génial réformateur du pays, cout-circuite l’effondrement de la demande: dès 1756, il lance la première AOP de l’histoire, gérée par la Compagnie générale de l’agriculture des vignes du Haut-Douro.

Désormais, l’État encadre élaboration et commerce du porto, vendangé dans un terroir délimité, cadré par 335 bornes de granit.Pour en finir avec le vin frelaté au jus de sureau, le marquis ratiboise l’arbre sur des lieues à la ronde. Seul le bon vin a droit à l’export- aux autochtones, la piquette !

Les caprices d’un fleuve

Les coteaux aux courbes lestes ont des joliesses de Coblence ou de Heidelberg. Le Douro a d’ailleurs ses Lorelei: chaque chapelle garde un passage difficile ou un tourbillon que le saint a charge de contrer… pour sauver moins les hommes que la cargaison. Car ce n’est par son climat doux à la vigne que le Douro a fait la fortune de Porto, mais parce que ses flots permettaient le transport du nectar.

Pour remonter le fleuve, on halait les bateaux à vide, mais, au retour, on descendait le courant vicieux avec toutes les barriques.Les films d’actualité du temps de la Dictature (1928-1974) montrent encore la lutte des bateliers dans l’écume démontée. Leur navire s’est perfectionné au cours des siècles, à la triste lumière des chavirages et des noyades : voile carrée, coque de 20 mètres, équipage de sept hommes où nul n’est de trop, pas de quille mais un gouvernail, démesuré, le rabo (« queue »), qui donne son nom scabreux au bateau héroïque: rabelo -« le queutard ».

En 1887, le train change la donne. le trafic fluvial baisse. Les azuelos des gares, telle Pinhão, peuvent idéaliser les vendanges – 80 kg de raisin sur le dos. Qu’importe! Le porto a écrit son épopée, avec ses héros, comme Antonia Ferreira, la « veuve Clicquot du Douro », à la tête de 30 vignobles après avoir vaincu le phylloxera, avec des méthodes anglaises, bien sûr!